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23 novembre 2010 2 23 /11 /novembre /2010 11:43

 

 

Quelles perspectives pour le travail social dans les années à venir et quel avenir pour les travailleurs sociaux labellisés ? Leurs sorts sont-ils obligatoirement liés ?

François Aballéa : On n’assiste pas, pour le moment en tout cas, à des mouvements notoires de déclassification des travailleurs sociaux à statut, AS, éducateurs, animateurs, CESF. Toutefois, l’évolution du travail social n’est pas indépendante des transformations générales qui affectent le rapport salarial. Le marché du travail social qui fonctionnait — et qui fonctionne toujours pour une bonne part comme un marché fermé au sein duquel les travailleurs sociaux sont protégés par leur titre — tend à s’ouvrir de plus en plus à de nouveaux intervenants et à ne plus assurer les mêmes garanties statutaires que par le passé. C’est le cas dans un certain nombre d’associations dans lesquelles on voit se développer les contrats de travail à durée déterminée.

De même, il est vraisemblable que le travail social, en tant que milieu professionnel, n’est plus aujourd’hui en mesure de produire ses propres références et son propre développement. Il est trop affecté par la prééminence du politique et de l’institutionnel et par le déclin des grandes philosophies sociales, notamment celles développées par le catholicisme social. Dès lors, je crois qu’il y aura lieu de distinguer plus nettement que par le passé, le devenir du travail social de celui des travailleurs sociaux. Le travail social en tant qu’engagement et philosophie sociale marquée par l’idéal évangélique ou l’idéologie socialiste, et donc porteur d’un modèle cohérent de société, a vécu. II tend à devenir de plus en plus une pratique experte d’intervention pragmatique seulement régulée par une déontologie affirmée. En revanche, les travailleurs sociaux, dotés d’une formation solide et d’une capacité à innover pourront faire valoir leur expertise dans des domaines ou des champs de plus en plus nombreux et divers. Mais ce sera au prix d’une reconversion identitaire. Or, on sait que celle-ci n’est jamais facile.

Le travailleur social n’est plus tant, en effet, le porteur d’une mission, que l’on pourrait qualifier de civilisatrice au sens fort — même si le discours s’est renouvelé en la matière autour des nouvelles notions de citoyenneté ou de civilité — que l’exécutant d’une fonction, certes complexe et supposant une expertise avérée, de régulation des rapports sociaux et de médiation institutionnelle dans des domaines bien spécifiés. Il ne peut plus se penser comme un quasi libéral sur lequel la société se déchargerait de la gestion de ses maux dans un rapport de confiance qui exclut tout contrôle. Il ne peut que se représenter comme l’agent ou le salarié d’une institution qui lui assigne des objectifs généraux en fonction de son objet et qui prétend évaluer ses résultats. Même si dans l’exercice professionnel quotidien, il y a moins de différences qu’on ne le dit parfois entre le métier d’hier et celui d’aujourd’hui, l’image que le travailleur social a de lui-même et celle que lui renvoie la société ne peut que se transformer profondément.

Michel Autès : Le débat semble aujourd’hui s’être polarisé sur la question des anciens métiers du travail social vers les nouveaux métiers de l’intervention sociale. Cette façon de poser le débat contribue à évacuer la question politique. Elle laisse penser que de nouvelles façons de faire seraient en train de subvertir des façons de faire anciennes qui seraient révolues. Des façons de faire quoi ? Comment ne pas reconnaître qu’« anciens » et « nouveaux » sont confrontés aux mêmes questions : question du mal-être, question identitaire, question de trouver sa place dans la société.

La nouveauté serait en effet qu’il y aurait des réponses à ces questions, réponses qu’on pourrait apporter à celui qui les pose. C’est cela le projet de la politique libérale : renvoyer chacun à sa solitude d’individu unique à travers des réponses instrumentalisées. Il n’y a plus rien à partager. Plus de projet politique de faire société. Il n’y a que le vaste cycle des échanges matériels auquel chacun est invité à prendre part pour exister. Il n’y a plus de rencontre possible entre des sujets qui désormais n’ont rien à partager, seulement des échanges à proposer. Par conséquent l’enjeu est ici de rassembler tous ceux dont le métier est d’aller à la rencontre de la souffrance de l’autre.

L’enjeu est de faire reconnaître que ces métiers remplissent une fonction essentielle dans la société démocratique : celle qui sépare la gestion du bétail humain d’une politique de la subjectivité et de la reconnaissance de l’autre. De toute façon, cette fonction sociale sera nécessairement remplie, comme du reste elle l’a toujours été, par les religions, par les sectes, par des identifications groupales ou tribales.

La question est de savoir si l’État, ou le politique, est concerné par cette question. De savoir si le projet de faire société est encore à l’ordre du jour de l’agenda politique. Il faut donc reconstruire dans le cadre de la société démocratique l’équivalent de ce qu’a représenté l’assistance dans la société républicaine. Non pas l’assistance comme assujettissement ou mise sous tutelle des individus hors des normes, mais l’assistance comme fondée sur une appartenance commune.

Jean-Noël Chopart : Les capacités prédictives des sciences sociales sont très faibles. Et la complexité de ce qu’est un champ professionnel interdit de se risquer à produire un quelconque pronostic. Mais on peut au moins poser les termes d’une alternative. Il y a d’un coté les tenants d’une politique sociale ambitieuse, ne lésinant pas sur les moyens, analysant les phénomènes d’exclusion ou de précarisation comme une dérive collective qu’il s’agit de conjurer et donc conscients qu’il faut mobiliser les moyens humains et financiers nécessaires. Ce sont les héritiers de la tradition solidariste et républicaine qui a marqué notre histoire nationale de La Rochefoucault-Liancourt à Pierre Laroque (2). Il y a de l’autre, et c’est une posture trop largement partagée aujourd’hui, la pensée unique selon laquelle le marché, la réduction des dépenses publiques et du rôle de l’État, le renvoi à la sphère privée des problèmes sociaux et la responsabilisation individuelle sont la panacée qui viendra à bout de tous nos maux. Pour caricaturale qu’elle soit, c’est évidemment à partir du sort que l’histoire réservera à cette alternative que l’on peut situer l’avenir du travail social. Mais présentée ainsi, cette alternative laisse à penser qu’il s’agit d’une opposition extérieure au travail social et aux travailleurs sociaux, sur laquelle ils n’auraient aucune maîtrise. Et c’est bien là l’erreur majeure de ce milieu professionnel, tant il est vrai que son silence a été, et reste, assourdissant, face aux récentes réformes de l’aide et de l’action sociale qui ont profondément modifié leurs conditions d’exercice et face aux dégâts constatés au jour le jour dans les permanences, les centres d’accueil, les quartiers, bref tous les lieux d’exercice du travail social… Ce silence est à bien des égards explicables. Comme pour tous les autres compartiments de la société une grave crise prolongée de l’emploi ne constitue pas une période favorable pour l’action collective et la revendication. Même si le chômage et la précarité des emplois n’ont pas vraiment pénétré dans le champ social, « l’air du temps » n’est pas à la mobilisation. Comme l’explique Jacques Ion, « les grandes causes collectives » qui ont longtemps constitué une référence essentielle pour le social (de l’influence religieuse aux mouvements d’éducation populaire) perdent une part de leur efficacité au profit de modalités d’engagement plus individuelles et plus labiles. Enfin, la fragilité constitutive des différentes professions sociales peut expliquer que l’utopie technicienne ait quelquefois constitué la seule réponse aux injonctions qui leur étaient adressées. Face à la volonté marquée des élus de reprendre la main, face à la concurrence de nouveaux arrivants, face aux critiques a peine voilées des promoteurs des politiques sociales transversales à l’encontre des travailleurs sociaux classiques, un réflexe bien compréhensible a consisté à se réfugier dans une posture purement technicienne - visant à défendre pied à pied la légitimité des savoir-faire et donc ceux qui les détiennent.

C’est un peu ce que Jacques Ladsous explique lorsqu’il oppose les travailleurs sociaux qui n’ont pas su défendre leur spécificité, aux ingénieurs du bitume construisant les routes des conseils généraux. Mais ce modèle, à la réflexion, ne tient pas. Car le travail social est rien moins qu’une spécialité technique. Il est comme dit Michel Autès, à l’articulation de l’économique et du politique, le lieu d’une resubjectivation d’un lien social rompu. C’est donc un objet éminemment politique qui devrait avoir une conscience claire de sa place, de sa responsabilité et de son rôle d’amplificateur de la situation des plus démunis.

Bref, le travail social n’est pas un îlot technique dans un océan de rapports sociaux inégaux, il entretient lui même un rapport social avec ses tutelles et ses publics et contribue pour la part qui est sienne, à renforcer ou à atténuer ce rapport inégal.

On comprend bien la gêne d’avoir à plaider pour soi-même alors que l’on côtoie au quotidien bien plus démuni que soi. Mais cette gêne peut et doit être dépassée dès lors que l’on comprend que la revendication d’une reconnaissance des qualifications collectives (y compris celles des nouveaux métiers) n’est pas réductible à une revendication corporatiste mais est un tremplin pour la reconquête d’une action sociale ambitieuse faisant de la promotion des individus et des groupes, la cible principale (3).

 

S. Odilon HOUNTON

 

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